Christiane Singer était une femme exceptionnelle, par sa lumineuse énergie et son talent d’écrivain. Elle a traversé la vie comme une exploratrice, avec toujours le souci du partage. Écrivain prolifique, de sensibilité chrétienne imprégnée de sagesse orientale, elle s'est abstenue de donner des leçons de morale et excluait tout dogmatisme. Elle écrivait des phrases magnifiques, inspirantes et on ne peut fermer un de ses livres sans avoir envie de dévorer la vie.
En septembre 2006, un médecin annonce à Christiane Singer qu’il lui reste six mois à vivre. Commence pour elle l’expérience de la douleur physique mais aussi de la liberté.
Pendant ces six mois, passés à l’hôpital, Christiane a écrit son dernier livre :"Derniers fragments d'un long voyage". Je vous en transmets de courts extraits.
Mercredi 29 novembre
Je me réveille vivante. La vie se laisse palper, habiter. Je bavarde au petit déjeuner avec ma voisine qui a bu hier les paroles de Roman. Elle a le même âge que moi et sept opérations derrière elle. Elle rit sans cesse de bon cœur.
Je vois la vie : ces toits gris qu’arpentent les pigeons, une cheminée sans fumée, un arbuste déplumé sur mon balcon et un beau bulbe vert-de-gris baroque dont la pointe est ornée d’un globe d’or d’où jaillit une croix, le clocher d’une église proche. J’entends la vie : c’est un lointain marteau-piqueur, le brouhaha des voix des infirmières dans le couloir et la rumeur tranquille du flot des voitures. Je sens la vie : c’est une respiration régulière que rythme la douleur encore vive de la ponction d’hier. C’est mon stylo qui court sur le papier dans son trot obstiné depuis que je me souviens d’être sur Terre ; c’est la sensation d’un corps sous le flot des étoffes (…).
« Ne pas oublier d’aimer exagérément. C’est la seule bonne mesure. »
Mardi 30 janvier
Dès qu’un jugement quelconque se glisse jusqu’à moi, je me sens expulsée de ma cellule bénie où le plus précieux m’a été rendu : une vie dont chaque seconde porte son entier mystère et son trésor d’enseignement. Cette vie que je ne m’étais jamais autorisée, où il n’est permis que de ne rien faire, de ne rien attendre, de ne rien programmer, de ne rien juger, de ne rien vouloir… la liste pourrait se prolonger à l’infini, et serait de plus en plus magique. Ce lieu où tout cela advient me paraît si précieux que je dois en prendre passionnément soin. C’est le jardin où Dieu se promène chaque matin. Son jardin secret… (…)
Pour décrire ce jardin, il n’est que ce vers d’un jeune poète israélien :
« Là où quelqu’un a eu raison, l’amandier ne fleurira pas l’an prochain. »
J’habite le jardin où personne ne prétend avoir raison et où les arbres plient sous le poids des fleurs.
Jeudi 1er mars 2007
J’ai reçu par ce livre le lumineux devoir de partager ce que je vivais dans ce temps imparti pour que la coque personnelle se brise et fasse place à une existence dilatée. Ce faisant, j’ai sauvé ma vie en l’ouvrant à tous, puisque toute vie, aussi longtemps qu’on la considère comme quelque chose de séparé et de « solide », se laisse égarer pour finir comme une paire de gants ou un parapluie dans la confusion des choses du dehors.
Il n’y a que perdre sa vie qui ait toujours le même visage : ne pas oser parier sur « l’homme intérieur », sur l’immensité qui nous habite. Ne pas oser l’Elan fou, l’Eros fondateur, ne pas plonger vers l’intérieur de soi comme du haut d’une falaise. J’ai plongé. J’ose le dire, oui, cul par dessus tête, j’ai plongé !
Pour le plaisir des mots, extrait de : « Seul ce qui brûle »
« Lorsque je m’asseyais le soir près de la grande cheminée pour y perdre mon regard dans les braises, elle se blottissait entre mes bras comme une bête qui cherche où faire sa nuit. L’abandon de son corps ne se peut décrire ni la manière dont elle agréait ma présence et mon désir. Elle avait le plus beau souffle entre le ciel et la terre. Il émanait d’elle une fraîcheur d’ombre et de lumière végétale, fraîche et grisante à la fois. Elle me semblait vivre d’amour et d’enjouement comme le pluvier vit du vent. »
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